Le Huia dimorphe, seul contre tous

Tout est une question d’histoire, avec ou sans « H » majuscule. On a coutume de dire que les histoires se terminent mal ou ne se terminent pas. Celle de le Huia dimorphe est extraordinaire. Non qu’elle soit fabuleuse, elle est extraordinaire dans le sens où elle sort de l’ordinaire et si elle s’affranchit de ces normes c’est que l’oiseau en question est lui-même exceptionnel. Mais avant de nous centrer sur l’acteur, plantons le décor.

Comme évoqué dans un précédent article (L’Ara dominicain a-t-il réellement existé ?), comprendre l’Histoire d’un territoire et à plus forte raison d’une île permet de mieux appréhender son environnement et ses habitants. Nous sommes en Nouvelle-Zélande, un archipel particulièrement isolé, prenons-en pour preuve son voisin le plus proche, la Nouvelle-Calédonie, distante de plus de 1200km. Cet éloignement relativement important a permis à la faune insulaire de se développer suivant une direction qui n’est pas tout à fait la même que dans le reste du monde. Ainsi, 85 espèces d’oiseaux sont endémiques, auxquelles il convient de rajouter près d’une quinzaine de nicheurs endémiques, essentiellement des oiseaux pélagiques. Cinq de ces espèces endémiques concernent le fameux kiwi, des talèves à la taille démesurée sont également présentes, ainsi que des perroquets aussi aptères que les manchots et le Grand Pingouin, sans oublier les grands disparus des siècles passés, victimes de la chasse, de la transformation de leur habitat et des espèces importées par l’être humain. Les moas par exemple, ces oiseaux géants qui non seulement ne pouvaient pas voler mais étaient les seuls oiseaux totalement dépourvues d’ailes, n’ont connu les Hommes que l’espace de quelques années et ont disparu rapidement après leur arrivée. Une cohabitation bien trop brève, et surtout prématurée dans l’histoire des sciences, pour être sujette à une quelconque description. De plus la civilisation maorie ayant une culture orale, aucun témoignage écrit d’observation directe n’est parvenu jusqu’à nous, mais les recherches ont permis de mettre à jour un nombre important d’ossements ainsi que de parties molles momifiées (peaux, muscles, plumes,…) à la faveur de conditions de conservation idéales. Neuf espèces de moas ont ainsi pu être identifiées. Le fait de n’avoir cohabité que quelques années avec l’Homme fut désastreux pour eux, mais dans leur malchance quelque chose a survécu. Avant cela, les prédateurs des moas étaient tout aussi impressionnants que les moas eux-mêmes, un rapace géant répondant au nom d’Aigle de Haast régnait en maître sur les airs avec son envergure pouvant atteindre trois mètres. Bref, la Nouvelle-Zélande est un monde à part et l’oiseau sujet de cet article l’est également.

Le Huia dimorphe (Heteralocha acutirostris) vivait dans des forêts d’altitude couvrant les flancs des chaines montagnardes du sud-est de l’Île du Nord et pratiquait probablement une migration altitudinale le poussant à rejoindre des territoires moins élevés l’hiver venu. Dans ce milieu, l’huia profitait de la niche écologique laissée vacante par l’absence de pic. En effet, nous sommes à l’est de la Ligne Wallace, une ligne imaginaire séparant les écozones indomalaise et autralasienne, au-delà de laquelle une partie des espèces rencontrées diffèrent, et, aussi étonnant que cela puisse paraître, les pics, terme vernaculaire regroupant pourtant plus de 220 espèces de part le monde, ne sont pas représentés dans cette partie du globe. Les absents ont toujours tort et en pareil cas, Aristote dirait « La nature a horreur du vide ». De son coté Ian Malcolm ajouterait « La vie trouve toujours un chemin » et ce sont deux espèces complètement différentes qui tirent profit de l’espace laissé : le perroquet Nestor superbe (Nestor meridionalis) et le Huia dimorphe.

Sous nos latitudes les pics détiennent un rôle important dans l’écosystème forestier. De par leurs habitudes alimentaires, ils débarrassent les arbres des insectes xylophages en fouillant dans les troncs, arrachant les écorces, forant des trous dans le bois et agrandissant les orifices des galeries creusées par ces mêmes insectes. En Nouvelle-Zélande, la tache incombe au Nestor superbe et le Huia dimorphe. Nous n’allons pas nous éterniser sur le cas du perroquet car ce n’est pas l’oiseau qui nous intéresse ici, notre priorité va à l’huia. Ce dernier a une particularité visible au premier coup d’oeil si tant est que l’on ait un couple sous les yeux… chose relativement difficile car l’espèce est déclarée éteinte officiellement depuis 1907. Les individus présents dans les musées d’histoire naturelle ou représentés sur des illustrations conservent cette particularité qui, vous l’aurez compris, relève du dimorphisme sexuel. Il s’agit de différences physiques entre individus des deux sexes, les plus courantes sont une dissemblance des couleurs ou un écart de taille, voire les deux, qui s’expliquent communément par la sélection ou le conflit sexuel. La distinction entre mâle et femelle est ici si importante que l’on a d’abord pensé qu’il s’agissait de deux espèces différentes. La femelle avait un bec disproportionné ! Si certaines espèces de pics et d’autres oiseaux fouisseurs peuvent avoir un dimorphisme au niveau du bec, il est loin d’atteindre le niveau de celui du huia. Pour bien comprendre, la taille du Huia dimorphe est sensiblement la même qu’il s’agisse d’un mâle ou d’une femelle. Par contre, en ce qui concerne le bec, c’est une autre affaire car non seulement les dimensions sont différentes, mais leur forme aussi et donc, par conséquence, leur fonction également. Celui de la femelle est long, fin, incurvé vers le bas et mesure plus de 10 cm. Celui du mâle lui, est court, robuste légèrement arqué et atteint environ 6 cm. Soit un delta de 4 cm ! C’est énorme ! Surtout que nous ne parlons pas d’oiseau du gabarit d’un Flamant rose, mais plutôt de celui d’une pie ! D’ailleurs d’une pie, l’huia en a également des plumes iridescentes autour de la tête. Mais cela s’arrête là, le reste du plumage est d’un noir métallique profond aux reflets bleuâtres, tandis que les plumes de la queue sont longues et terminées par une bande blanche de 2,5 à 3 cm. Ce dernier détail aura de l’importance pour la suite. Pour terminer, la base du bec est marquée par deux caroncules oranges vifs arrondis. Le Huia dimorphe n’était pas un grand planeur, il ne volait que sur de courtes distances et utilisait vraisemblablement ses pattes puissantes pour effectuer des sauts lui permettant de se déplacer au sol ou dans la canopée. Comme le font les pics, il s’agrippait à la verticale sur les troncs des arbres, les plumes de sa queue écartées afin d’assurer son équilibre.

Exemple de dimorphisme sexuel : à gauche le Tangara émeraude (Chlorophanes spiza) femelle, à droite le mâle

Résumons. Nous sommes en présence d’oiseaux ayant un dimorphisme sexuel marqué inhabituel et qui occupent la niche écologique des pics sur nos territoires. Mais comment cela se passe-t-il ? Le Huia dimorphe cherchait sa nourriture dans le bois en décomposition principalement. Le bec robuste du mâle servait à ciseler et déchirer les couches externes tandis que celui de la femelle permettait de sonder les zones inaccessibles au mâle. Ce n’était probablement pas une collaboration comme on l’a longtemps cru, mais davantage une différenciation de niche réduisant ainsi la compétition intraspécifique. Par ce biais, le mâle disposait d’insectes et d’araignées prélevés sous l’écorce alors que la femelle se délectait de larves dissimulées dans des terriers à l’intérieur même du bois. A ce régime pouvaient s’ajouter des insectes débusqués au sol ainsi que des fruits. Cette différenciation de régime alimentaire a permis à l’espèce d’exploiter un large panel de ressources disponibles dans divers microhabitats. De plus, il a été suggéré que l’alimentation des jeunes par régurgitation était un rôle le plus souvent attribué à la femelle, la morphologie de son bec permettant l’accès à une manne riche en protéines parfaitement adaptée aux besoins des poussins. Enfin, le bec du mâle revêtait une couleur ivoire qui contrastait fortement avec le reste de son plumage et qui aurait pu être utilisé pour attirer une partenaire.

Cette particularité qui faisait tout le charme de cet oiseau a conquis le cœur des collectionneurs lorsqu’il est arrivé à leurs oreilles qu’il ne s’agissait que d’une seule et même espèce. Une chasse sans précédent en Nouvelle-Zélande fut alors mise en place dirigée par l’appât du gain car les musées et les riches collectionneurs victoriens étaient prêts à débourser une fortune pour rajouter un spécimen ou deux, un couple de préférence, à leur vitrine. C’est ainsi que la folie atteignît les forêts : par exemple 212 couples ont été prélevés par le taxidermiste autrichien Andreas Reischek pour le compte du Musée d’Histoire Naturelle de Vienne en 10 ans. Ce sont plusieurs milliers d’individus qui ont subit cette frénésie naturaliste.

Si les principaux tortionnaires étaient européens, les néo-zélandais n’étaient pas en reste. Bien avant l’arrivée des occidentaux, le peuple maori pratiquait également une chasse au huia. Au détail près néanmoins que celle-ci était raisonnée et raisonnable. La tradition n’autorisait cette chasse qu’entre mai et juillet, période à laquelle le Huia dimorphe présentait son plus beau plumage. Car ce n’est pas pour son bec inhabituel qu’il était chassé à cette époque là, ni même pour sa viande dont les avis sur son appétence se contredisent, mais principalement pour ses plumes et plus particulièrement ses caudales. Les fameuses plumes qui ont cette bande blanche à leur extrémité. Pour les maoris, le Huia dimorphe était un animal sacré et tout en lui pouvait être utilisé pour différentes cérémonies (peau, tête,…). Passons les détails mais retenons que les plumes constituaient un symbole de réussite et de respect. Ainsi servaient elles de monnaie d’échange pour obtenir d’autres biens de valeurs entre les tribus, à tel point que des plumes ont été retrouvées à l’extrême sud du pays, l’exact opposé de son aire de distribution. Les plumes étaient également utilisées pour décorer les têtes de défunts lors des cérémonies funéraires.

Et puis tout s’est accéléré, les européens sont arrivés. Les néo-zélandais se sont joints à eux, en 1883 par exemple, un groupe de onze maoris préleva 646 peaux d’huia ! Au delà de l’appât du gain, un autre aspect plus inattendu résonnait. Une philosophie pro-européenne, fataliste et un tantinet raciste régnait selon laquelle toutes formes de vie n’étant pas européennes leur étaient inférieures. Doctrine valable pour les plantes, les animaux mais aussi les êtres humains. Ainsi les espèces de l’Ancien-Monde plus vigoureuses et compétitives, plus résistantes tout simplement, allaient tôt ou tard remplacer les espèces locales. Dans ces conditions, pourquoi prendre la peine de protéger des oiseaux qui étaient de toute façon voués à disparaître ? La chasse s’intensifia, chacun voulant son spécimen avant qu’il ne soit trop tard.

Nous sommes à la fin du XIXeme siècle et les premières sociétés de protection de l’environnement se créées. En 1889, la Royal Society for the Protection of Birds voit le jour près de Manchester. A l’autre bout du monde, des efforts commencent à faire entrevoir une lueur d’espoir et quelques tentatives sont entreprises pour sauver cet oiseau hautement symbolique pour la culture autochtone. Une interdiction de chasse sur la chaîne de Tararua fut proclamée par des chefs de tribus. En février 1892, c’est la loi qui change : il est désormais illégal du tuer un Huia dimorphe ! On tient le bon bout ! Des sanctuaires insulaires et donc vierges de prédateurs importés, autre fléau important pour ces oiseaux peu craintifs, commencent à se mettre en place. Sanctuaires qui malheureusement n’accueilleront jamais un seul huia. L’idée était pourtant bonne, elle a même été reprise avec succès par la suite pour sauver d’autres espèces à l’instar du kakapo (voir lien en fin d’article), mais la bêtise humaine n’a pas de limite. Pour preuve, en 1893, l’ornithologue néo-zélandais Walter Buller s’est approprié un couple destiné à être transféré sur l’île Kapiti et a contourné la loi pour les offrir à Lord Rothschild… avec le dernier couple vivant de Ninoxes rieuses (Ninox albifacies), une chouette elle aussi endémique.

Ce n’est pas fini ! En 1901, le duc et la duchesse d’York, futur George V et reine Mary, visitèrent l’archipel. Lors d’un accueil officiel maori, en guise de souvenir et de marque de respect, un guide prit une plume de ses cheveux et la fixa au chapeau du duc. La mode était lancée ! Tout le gratin de la société est désireux de décorer son couvre-chef d’une longue plume noire et de sa célèbre bande blanche. Le prix des plumes augmente, les becs des individus femelles sertis d’or sont utilisées en joaillerie, notre oiseau est désormais une victime du commerce de luxe. Petite parenthèse, en 2010, signe que tout n’est jamais vraiment terminé, une plume d’Huia dimorphe atteint aux enchères la somme d’environ 5000€, faisant d’elle la plume la plus chère jamais vendue de l’Histoire. Les traditions locales, puis les naturalistes et maintenant les aristocrates, il n’y a donc personnes qui se soucient de la survie de l’espèce ? Non personne ! la même année, le statut de protection du Huia dimorphe évolue… mais pas dans le bon sens. L’oiseau est à nouveau chassable légalement, comprenez que la loi n’était déjà pas respectée par tout le monde avant cette révision et celle-ci ne va pas arranger les choses. Une ultime tentative visant à renforcer sa protection tombe à l’eau lorsqu’il est statué qu’il n’y a aucune loi pour protéger les plumes…

Voilà qui signe la fin du huia… du moins officiellement ! Localement, malgré tous les efforts de leurs détracteurs, quelques populations résistent encore au début du XXeme siècle. Un groupe comprenant entre 100 et 150 individus est signalé par-ci en 1905, un autre relativement important par là, dans le cours supérieur de la rivière Rangitikei en 1906… et en 1907, plus rien… le 28 décembre 1907 très précisément, WW Smith a vu trois oiseaux dans les forêts des chaînes de Tararua. Il s’agit de la dernière observation officielle et confirmée d’un Huia dimorphe. Pourtant d’autres compte-rendus ornithologiques paraissent cohérents et tout à fait crédibles, ne serait-ce que par les compétences de l’observateur et les lieux des rencontres mais les naturalistes du Dominium Museum de Wellington n’ont pas enquêté sur ces rapports et jusqu’en 1963 des huias, peu nombreux certes, ont été signalés.

C’est ainsi que se termine l’histoire de l’Huia dimorphe, victime de la chasse à outrance, de la destruction de son habitat et de l’arrivée d’espèces invasives. Toutefois un tout petit espoir subsiste encore de nos jours, infime, minuscule, jugé hautement improbable par certains chercheurs, qu’une population relictuelle puisse survivre dans le Parc National de Te Urewera mais aucune expédition récente n’a été organisée pour tenter de retrouver cet oiseau unique. Comme on dit l’espoir fait vivre.

Pour aller plus loin et en savoir plus sur les oiseaux de Nouvelle-Zélande, je ne peux que vous conseiller les deux ouvrages suivants :


3 réflexions sur “Le Huia dimorphe, seul contre tous

  1. Merci pour ce partage Jérôme. Ce travail d’information que tu fais est tellement important. En effet la bêtise humaine n’a pas de limite… C’est à pleurer.

    Tu devrais écrire des livres, ta prose est extrêmement agréable à lire, très riche et très bien agencée. C’est un régal pour l’esprit, bien que les sujets abordés soient graves. Je te le dis à chaque article, mais c’est ce que je pense à chaque lecture, alors je le redis 🙂

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    • C’est gentil merci. Figure-toi que j’ai un projet dans un coin de la tête mais ne trouve pas la motivation de m’y mettre. Ton commentaire est typiquement le genre d’élément qui pourrait déclencher en moi le sursaut décisif. Merci encore ! 🙂

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