Pingouin, manchot ou les deux ?

Le 15 janvier dernier, le site Science et vie publiait un article intitulé « L’image d’un pingouin blanc d’une grande rareté a été capturée en Antarctique ». Cette nouvelle peut paraître fascinante au premier abord, et nulle doute qu’elle l’est, néanmoins une erreur à faire bondir tous les ornithologues s’est glissée dans ces quelques lignes. En effet comme chacun sait ou est censé le savoir, il n’y a pas de pingouin en Antarctique ! En revanche on peut y observer plusieurs espèces de manchots. Alors, est-ce une étourderie ? Une erreur volontaire ? Ou un mal bien plus profond ? Plongeons-nous dans l’histoire de ces drôles d’oiseaux et plus précisément dans celle de cette confusion.

Cette erreur n’est pas un acte isolé loin de là, on peut même affirmer sans risque de se tromper que cette méprise est très courante et s’étend bien au delà de la sphère journalistique. En effet, le Pingouin, l’ennemi juré de Batman, dans le film « Batman, le défi » est entouré de manchots. Même cas de figure pour Jim Carrey dans le film « M. Popper et ses pingouins« . « Les pingouins de Madagascar« , vous l’aurez compris, sont également des manchots. Pingu, le héros en pâte à modeler d’une série en stop-motion, est un manchot. Le personnage du clip musical « Le papa pingouin » est un manchot. On ne compte pas le nombre de livres estampillés « Pingouins » au dessus d’une photo de manchot. Et ce n’est pas tout ! Le logo de la barre chocolatée Kinder Pingui est aussi représenté par un manchot… Les manchots sont partout et ont largement dépassé les eaux gelées de l’Antarctique… le pingouin n’est pas en reste dans cet imbroglio géographique et se retrouve également très éloigné de ses terres, sur un continent dont ses petits yeux n’ont jamais vu la couleur, via notamment l’île des pingouins dans l’Archipel des Crozets, un des cinq districts constituant les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Ce minuscule morceau de terre d’environ 3 km2 est paradoxalement dominé par une colline haute de 340m appelée Mont des manchots ! De quoi en perdre la tête !

Pour résumer, cette erreur fait partie de notre imaginaire collectif et mis à part quelques irréductibles, nombreux je l’espère, pour qui cela n’a aucun sens de baptiser un manchot « pingouin », cette généralisation n’est pas prête de disparaître. Ceci étant dit, le constat dressé n’explique toujours pas la confusion. Pour mieux comprendre la situation, il convient de faire un petit saut dans le passé. Un petit saut de quelques siècles qui nous plonge à la fin du XVIème siècle, à la découverte d’une histoire passionnante et bien plus compliquée qu’il n’y paraît. En ce temps là, il existait en Europe, en Atlantique Nord, sur la Côte Est américaine et jusqu’en Méditerranée, un oiseau nommé Apponatz, un nom bien étrange qui signifiait « bec de lance ». Bien connu et vivant en colonie imposante, il était souvent observé par les marins qui le croisaient en mer. Grand, entre 75 et 85 centimètres, pour un poids d’environ 5 kg, un ventre blanc pour passer inaperçu contre les falaises et un dos noir afin de pouvoir s’échapper discrètement lorsqu’il plonge sous l’eau, l’oiseau se reconnaît facilement et mis à part de loin, avec les alcidés de taille moindre que sont Pingouin torda (Alca torda), Macareux moine (Fratercula arctica) et autres guillemots, aucune confusion n’est possible. Point particulier : il ne pouvait pas voler. Dès le moyen-âge, les britanniques nomment « Penguin » l’Apponatz et probablement d’autres espèces d’oiseaux marins tels que ceux cités précédemment, mais c’est bien plus tard que ce mot rentrera pour la première fois dans la langue française et le moins que l’on puisse dire c’est que son entrée sera remarquée.

C’est aussi le temps des premières grandes expéditions, les navigateurs s’éloignant des côtes européennes franchissent l’équateur et descendent toujours plus au sud jusqu’à atteindre des territoires inviolés et peuplés d’oiseaux dont la silhouette rappelle celle des Apponatz : un plumage noir et blanc, bon nageur et incapable de voler. Un cas flagrant de convergence évolutive qui pousse des organismes différents à adopter les mêmes solutions physiologiques, morphologiques, comportementales ou sociales sans les avoir hériter d’un ancêtre commun afin de pallier des contraintes écologiques du même ordre. Le processus est en marche. Ces nouveaux oiseaux seront baptisés « Pinguïnos » par les espagnols et d’un dérivé de ce nom pour les autres peuples européens, néanmoins l’origine même du mot demeure un mystère tant nombre d’hypothèses paraissent pertinentes. Ainsi le latin pinguis peut signifier gras, quand l’espagnol pingue désigne une viande sans goût, le néerlandais pen-gwyn une blanche-tête et l’anglais pin-wing une aile pointue. Mais aucune de ces dénominations ne sera celle qui parviendra en première dans les écrits français. En 1598, Willem Lodewijcksz dans son Premier livre de l’histoire de la navigation aux Indes orientales par les hollandois utilise le terme « Pinguyns« , puis en 1602 Olivier van Noort « Pinguins » et en 1608 Pierre Victor Palma Cayet « Pinguyns » dans sa Chronologie Novenaire.

Nous avons donc les Apponatz au nord et les pingouins au sud, cette différenciation ne pose aucun problème et paraît pertinente, du moins pour les français, mais dans un élan de généralisation exacerbé, incontrôlé et abusif les Apponatz perdent peu à peu leur nom au profit de pingouin. Les pingouins ont réussi à conquérir le monde et la seule façon de les différencier dans les écrits est de rajouter un indice relatif à leur aire de répartition. Nous avons donc les Pingouins du Nord et les Pingouins du Sud. George Edwards et Carl von Linné ont beau reconnaître les différences entre les deux oiseaux, puis les classer dans deux ordres séparés, rien n’y fait. Les oiseaux sont toujours Pingouin du Nord et Pingouin du Sud. Buffon témoigne de sa connivence avec Edwards « Il dit avec raison que, loin de croire comme Willighby le pinguin du Nord de la même espèce que le pinguin du Sud, on serait bien plutôt porté à les ranger dans deux classes différentes, ce dernier ayant quatre doigts, & le premier n’ayant pas même de vestige du doigt postérieur et n’ayant les ailes recouvertes de rien qui puisse être appelé plumes ; au lieu que le pinguin du Nord a de très petites ailes, couvertes de véritable pennes.« . Les bases sont posées et en 1760, Mathurin Pierre Brisson renomme le Pingouin du Sud : « Manchot, nom que j’ai donné aux Oiseaux de ce genre à cause de la brièveté de leurs ailes« . L’Académie française adopte ce terme en 1762 mais contre toute attente, il a du mal à s’imposer. Aujourd’hui le terme Manchot regroupe plus d’une dizaine d’espèces mais il est probable que celles qui semèrent cette panique ornithologique soient le Manchot du Cap (Spheniscus demersis) et le Manchot de Magellan (Spheniscus magellanicus) .

Quant au Pingouin du Nord, ex-Apponatz, le voilà qui devient Grand Pingouin (Pinguinus impennis), et à quelques années près, ce nouveau baptême aurait pu être à titre posthume. Le dernier couple fut chassé en 1844 en même temps que leur dernier oeuf fut piétiné. Le terme n’a pas pour autant totalement disparu avec eux, car par définition s’il y a « grand », c’est qu’il y a une autre espèce. Effectivement, pingouin fut également attribué à un autre oiseau, le Petit Pingouin, plus connu sous le nom de Pingouin torda qui, contrairement à son grand cousin, peut voler. On peut encore le croiser aujourd’hui dans les eaux de l’Atlantique Nord, de la Scandinavie à la Côte Est américaine et de l’Islande à la Bretagne qui constitue la limite méridionale de son aire de nidification. Ce n’est pas tout, et aussi surprenant que cela puisse paraître, l’oiseau hiverne régulièrement en Méditerranée et la fin d’année 2022 fut le théâtre d’une irruption record. Pour en savoir plus sur ce débarquement historique, le lien suivant est une véritable mine d’or : Une irruption « historique » de Pingouins tordas en Méditerranée à la fin de l’année 2022

De l’autre coté de la Manche, la différenciation des appellations a suivi une autre voie. Pas de manchot chez les anglophones mais toujours le terme Pinguin… ce fut au Grand Pingouin de changer de nom pour devenir Great Auk. Autrement dit, l’oiseau référence, le premier a être nommé « Pinguin », a été débaptisé. Voilà qui constitue un étrange cas de non respect à l’ancienneté. Pour être complet, outre-Manche le Pingouin torda se nomme Razorbill.

Enfin, il est amusant de noter qu’en faisant l’erreur d’employer pingouin en lieu et la place de manchot, on désigne l’animal sous son nom d’origine français. Avec ce postulat, peut-on réellement en vouloir aux journalistes qui se trompent encore ? Peut-être sont-ils tout simplement des puristes plus puristes que les puristes eux-mêmes, mais il faut bien l’avouer la plupart de ces maladresses sont le fruit d’une erreur de traduction, à l’instar de « Mr. Popper’s Penguin » et « Penguins of Madagascar » pour ne citer qu’eux. Quant à l’article de Science et Vie, il tire sa source de la BBC. On connaît donc le fin mot de l’histoire, une banale histoire de traduction… Pas tout à fait, car les termes « pingouin » et « manchot » sont tous deux utilisés. Alors quoi ? Les deux noms seraient-ils des synonymes ? Avec un soupçon d’humour noir, on pourrait effectivement dire qu’un pingouin peut devenir manchot, à contrario un manchot ne peut devenir pingouin que dans les écrits des siècles passés… ces espèces sont définitivement bien différentes.

Pour terminer, il reste à élucider le mystère de ce fameux « Pingouin blanc « . L’étrangeté la plus importante ne réside pas dans sa couleur. Il s’agit d’un Manchot papou (Pygoscelis papua) atteint de leucisme, anomalie génétique influant sur les cellules pigmentaires et qui confère à l’individu touché un plumage dans le cas des oiseaux, en totalité ou en partie anormalement blanc. Comme il convient de ne pas confondre pingouin et manchot, il convient de ne pas confondre leucisme et albinisme. Si ce phénomène peu courant apparait comme une singularité, l’histoire du nom « Manchot papou » l’est encore davantage car papou fait bel et bien référence à la Papouasie Nouvelle-Guinée mais l’oiseau n’y a pour autant jamais posé les pattes… voici encore une histoire fascinante digne des meilleurs scénarios hollywoodiens que vous pouvez découvrir dans cet article très documenté et pertinent : De quoi le manchot papou est-il le nom ?

Loin de moi l’idée de vouloir taper sur Science et Vie, je suppose que nombre de leurs articles sont d’excellente qualité, néanmoins je me dois de rectifier quelques erreurs glissées au fil de l’article L’image d’une grande rareté d’un pingouin blanc a été capturée en Antarctique, mais aussi de Quelle est la différence entre un pingouin et un manchot ? publié cinq jours après le premier.
Pas besoin de s’éterniser davantage sur l’objet du premier article, si ce n’est pour signaler qu’on ne parle pas de « pelage » pour un oiseau mais bien de plumage, tout comme on ne parle pas de période « de reproductivité » mais de reproduction. Dans le deuxième article, il est écrit qu' » en anglais, les deux espèces portent le même nom « Penguin » « , ceci est doublement faux puisque le nombre d’espèces est beaucoup plus important et que seuls les manchots sont apparentés à ce terme. Je rajouterai que faire un article sur les causes de cette confusion, c’est bien. Mais corriger le premier article, c’est mieux… surtout lorsqu’on le met en lien dans l’article d’explication et à plus forte raison quand on note dans ce dernier « Le pingouin et le manchot sont deux espèces d’oiseaux totalement différentes. Et pourtant, il nous arrive de les confondre. ».

5 réflexions sur “Pingouin, manchot ou les deux ?

  1. ah les journalistes ne sont plus aussi ‘spécialisés’ que par le passé! 😉
    à mon sens, c’est bien dommage car la précision est le propre d’un bon article ou reportage… c’est pourquoi j’aime te lire et ton blog est une mine d’informations pour qui s’intéresse aux oiseaux 🙂

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  2. Salut Jérôme,
    Ah oui, ils ont fait fort quand même avec le second article… Quand je te parlais de rigueur scientifique… 🙂

    Petite anecdote : Contre toute attente, ton bel article a fait remonter du fin fond de ma mémoire de savoureux souvenirs de jeunesse… Été 1990, à l’arrière de la Renault 9 de mes parents, dans l’interminable descente de mon Finistère aux Cévennes, je dévore un Super Picsou Géant (n°37) qu’on m’a acheté comme chaque année pour que moi et mes deux frères nous occupions pendant le périple de près de 1000 km… et je tombe sur cette courte histoire dont le titre est resté dans ma mémoire depuis tout ce temps : « Un pingouin… pas manchot »… Par contre, je ne saurais te dire s’il s’agissait bel et un bien d’un pingouin, je ne m’en souviens plus pour le coup 🙂

    Et quand je ne lisais pas mon Picsou, sais-tu ce que je faisais déjà à l’époque ? Je m’amusais avec mon père à compter et déterminer tous les rapaces que je voyais en route 😉

    A bientôt

    Amitiés

    Seb

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    • Comme je pourrai me reconnaitre à travers ton anecdote ! De notre coté nous avion une Renault 11 beige, et en ce qui concerne le Super Picsou Géant, j’en avais un ! Le numéro 36, preuve que nous sommes de la même génération ! Je m’en rappelle très bien avec Picsou en tenue d’astronaute en couverture ! 😀

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