L’Ara dominicain a-t-il vraiment existé ?

L’origine d’une île peut être variée, il peut très bien s’agir d’un morceau de terre arraché à une terre bien plus grande, ou bien du résultat d’un volcanisme exceptionnel sous-marin, ou encore du soulèvement d’une plaque tectonique par un mouvement de subduction, ou pourquoi pas d’un territoire relié à un continent par un bras de terre ensuite submergé par l’élévation du niveau de la mer ou affaissé par subsidence. Comprendre l’origine d’une île peut apporter énormément dans la compréhension de son fonctionnement et de sa physionomie. Ainsi les différences de relief provoquées par la création même de ce territoire peut engendrer des différences de climat qui donneront des différences de végétation et donc de biotope, et par la force des choses accueilleront certaines espèces au détriment d’autres.

Paysage de la Dominique 🇩🇲
©Martin Grienenberger

En allant un peu plus loin, des îles ayant été créées de manière similaire mais à des époques différentes ne présenteront pas le même profil, le temps faisant son œuvre : prenons-en pour preuve les Petites Antilles.

Les Petites Antilles se sont formées principalement le long de deux arcs distincts. Le premier à apparaître, dit arc ancien ou arc externe, relie les îles calcaires d’Anguilla au nord à la Martinique, puis «s’efface» dans l’Océan Atlantique avant de ressortir à Grenade. C’est un arc dont le volcanisme était actif de l’Eocène à l’Oligocène mais qui depuis jouit d’une relative accalmie. De ce fait, les reliefs ne sont pas imposants et les îles apparaissent plus ou moins plates. Cette physionomie se prête à l’expansion urbaine accompagnée régulièrement par un développement du tourisme favorisé par la présence de plages de sable blanc particulièrement attractives. Notons, car c’est le sujet principal de cette étude, que les perroquets semblent avoir déserté ce type d’île, seuls quelques fossiles témoignent d’un éventuel passage. Peut-être la relative accessibilité de ces îles a-t-elle facilité la chasse de ces oiseaux par les premiers amérindiens.

Le deuxième arc, dit arc interne, est de nature plus récente et relie l’île de Saba au nord à Grenade au sud. Son volcanisme, actif depuis le début du Pliocène, offre un relief beaucoup plus accidenté et une végétation plus dense du fait d’une pluviométrie plus importante. C’est notamment le cas de la Dominique avec sa chaîne de hauts pitons dont le plus élevé, le Morne Diablotins, chatouille le ciel et accroche les nuages, du haut de ses 1 447 mètres . Les flancs de ses montagnes sont ainsi recouverts d’une végétation dense typique des forêts pluvieuses tropicales, refuge idéal pour nombre d’espèces aviaires et notamment deux amazones endémiques : l’Amazone de Bouquet (Amazona arausiaca) et l’Amazone impériale (Amazona imperialis). Cette île d’origine volcanique voit son sol et son climat humide être propice à l’agriculture, néanmoins les reliefs trop escarpés limitent le développement de cette activité, ce qui permet par la force des choses de protéger une zone dans laquelle les perroquets peuvent encore survivre de nos jours.

Amazone de Bouquet (Amazona arausiaca), perroquet endémique à la Dominique 🇩🇲.
©Martin Grienenberger

Longtemps, les seuls perroquets reconnus pour la Dominique se limitaient aux deux amazones citées précédemment et la présence d’un grand psittacidé relevait du fantasme. Dans la catégorie des grands perroquets hypothétiques, l’Ara dominicain (Ara atwoodi) figure en bonne place. En effet rares sont les écrits lui faisant référence. Or coincé entre Martinique et Guadeloupe, relativement proche de ces îles et bénéficiant d’un climat et de milieux similaires, la Dominique paraissait être le terreau idéal à l’établissement d’un grand perroquet, ne serait-ce que l’Ara de Guadeloupe (Ara guadeloupensis) dont l’aire de distribution semblait s’étaler sur plusieurs îles des Petites Antilles. Pourtant rien dans les textes ne laissait présager de l’existence d’une espèce endémique d’ara. Il faut dire que les références restaient floues et les écrits rares. Du Tertre décrivit des amazones d’origine dominicaine qu’il détenait en captivité en Guadeloupe, il ajouta même que chaque île possédait ses propres perroquets… mais ce sont là les seuls indices dont disposent les ornithologues jusqu’au début du XXème siècle. C’est peu, très peu… et même insuffisant pour imaginer une nouvelle espèce.

En 1905, Austin Hobart Clark dans un numéro de The Auk, revue d’ornithologie britannique, clôt le débat et décrit l’Ara de Guadeloupe (Lesser Antillean Macaw en anglais, littéralement Ara des Petites Antilles) en répertoriant nombre de références historiques et lui prêtant une aire de répartition s’étendant au delà de l’île aux belles eaux, passant par la Dominique et s’achevant en Martinique. Mais cela s’arrête là. Si une espèce d’ara a bien vécu en Dominique, il devait probablement s’agir de l’espèce Ara guadeloupensis. Cette publication sert d’ailleurs de référence à Walter Rothschild dans son livre Extinct birds.

Trois ans plus tard, en 1908, toujours dans la revue The Auk, Clark revient sur sa publication, et la corrige à la lumière d’un texte historique publié en 1791 intitulé «The History of the Island of Dominica». Ce nouveau texte fournit par J. H. Riley de l’U. S. National Museum relate la présence d’un ara en Dominique bien différent de celui vivant en Guadeloupe. Clark nomme ce nouveau perroquet Ara atwoodi, en l’honneur de Thomas Atwood, auteur de la description.

«L’ara est du genre perroquet, mais plus gros que le perroquet commun, et fait un bruit plus désagréable et dur. Ils sont nombreux, ainsi que les perroquets de cette île ; ont tous deux un délicieux plumage vert et jaune, avec une substance charnue de couleur écarlate des oreilles à la racine du bec, dont la couleur est également celles des principales plumes de leurs ailes et de la queue.»

Il est intéressant de noter qu’Atwood compare la taille de cet oiseau à celle du perroquet commun, il s’agit probablement de l’une des deux espèces d’amazone (Amazone impériale ou Amazone de Bouquet). A l’époque, le terme «amazone» n’est employé que pour désigner quelques espèces vivant en Amérique du Sud, au «pays des Amazones» pour citer Buffon, celles des îles sont tout simplement nommées «perroquets». Clark exclut la possibilité selon laquelle Atwood aurait confondu les oiseaux et utilisé l’appellation ara pour désigner une amazone et ainsi la différencier de la deuxième. Il s’appuie sur une trop grande divergence de couleurs entre l’oiseau décrit et les deux amazones. En effet, aucune des amazones n’a de «substance charnue de couleur écarlate des oreilles à la racine du bec», en revanche ce trait correspond aux caractéristiques de certains aras. En réalité, nombreux sont les aras à posséder une partie de peau nue à la base du bec s’étendant plus ou moins en fonction des espèces et pouvant revêtir une coloration rouge en fonction des émotions de l’oiseau. Il ajoute que les amazones n’ont ni les plumes principales des ailes, ni la queue rouge. Clark suggère que l’Amazone de Bouquet et l’Amazone impériale auraient été liées par l’observateur au sein d’une même espèce et que, par conséquent, Atwood décrit un troisième perroquet.

En se fiant à la description réalisée par Atwood, et en prenant pour base la physionomie d’un Ara militaire (Ara militaris), nous pouvons imaginer un oiseau qui ressemblerait à l’illustration suivante. Bien sûr, tout cela n’est que supposition, et si l’Ara dominicain a bel et bien existé, il est quasiment impossible de savoir précisément quelle était son apparence.

Le texte rédigé par Atwood est un peu plus précis encore et ne se limite pas à une description physique. Comme il était de coutume à l’époque, les renseignements fournis concernant le comportement sont complétés par des informations traitant de l’appétence de l’oiseau…

«Ils se reproduisent à la cime des arbres les plus élevés, où ils se nourrissent ensemble de baies en grand nombre ; et sont facilement découverts par leur fort bruit de bavardage, qui ressemble à distance à des voix humaines. On ne peut pas apprendre aux aras à articuler des mots ; mais les perroquets de ce pays le peuvent, en prenant soin d’eux lorsqu’ils sont pris jeunes. La chair des deux se mange, mais étant très très grasse, elle se perd à rôtir, et se mange sèche et insipide ; pour cette raison, ils sont principalement utilisés pour faire de la soupe, qui est considérée comme très nutritive.»

A ce jour, cette description est la seule concernant cette espèce. 

L’extinction de cette espèce semble avoir été très rapide. Alors que les populations indigènes pratiquaient vraisemblablement une chasse durable qui ne constituait pas une menace, l’arrivée de colons, comme ce fut plusieurs fois le cas, aurait précipité la disparition de ce perroquet. Nombreuses, de par le monde et pas seulement aux Antilles, sont les espèces de psittaciformes, et d’oiseaux de façon plus générale, éteintes dans ces circonstances, en particulier si elles étaient inféodées à un milieu insulaire. Citons notamment le Nestor de Norfolk (Nestor productus) endémique des îles Norfolk et Phillip, la Perruche à gros bec (Lophopsittacus mauritianus) de l’île Maurice, le Mascarin de la Réunion (Mascarinus mascarinus) ou encore la Perruche de Newton (Psittacula Exsul) qui vivait dans les forêts de l’île Rodrigues.

En 1791, les Aras dominicains étaient encore «nombreux» selon Atwood. Si aucune autre référence n’a pu arrivé jusqu’à Clark et à ses travaux de 1905 puis 1908, nous pouvons supposer que la chasse a été très intensive et que les effectifs ont disparu en moins d’un siècle. Les auteurs qui considèrent cette espèce disparue, et non hypothétique, sont en accord concernant une extinction à la fin du XVIIIème ou au début du XIXème siècle.

Dans l’étude «Analyse des possibilités de réintroduction de Psittacidae à la Martinique», Laura Van-Ingen fait référence à Pinchon qui remarque en 1976 «qu’il est curieux de constater que les espèces de perroquets Amazone ont toutes survécu dans les îles anglaises des Petites Antilles (deux espèces à la Dominique, une à Sainte Lucie et une à Saint Vincent)». Si Pinchon évoquait «la protection dont ces oiseaux font l’objet», mais également «la faible densité de la population humaine», Van-Ingen complète cette hypothèse. Pour elle, l’explication pourrait dépendre d’une question d’accessibilité. En effet, là où en Guadeloupe et en Martinique le terrain est relativement accessible, les amazones ont disparu, mais dans les îles colonisées par les britanniques, plus accidentées, les espèces ont survécu, vraisemblablement du fait d’une pression de chasse inférieure. Alors qu’en est-il de l’Ara dominicain ? Vivait-il dans des zones si faciles d’accès qu’aucun individu n’ait survécu ? L’idée n’est peut-être pas si absurde. En effet, si on suppose que son régime alimentaire est le même que celui de l’Ara de Guadeloupe, notre Ara dominicain pourrait se nourrir au besoin du fruit du mancenillier et donc fréquentait les littoraux sableux, zone où pousse cet arbre . Ces côtes étant par définition plus accessibles que les montagnes du centre de l’île, les aras auraient fait figure de proies faciles pour les chasseurs. L’explication pourrait également être bien plus complexe, mais selon certains auteurs elle serait au contraire beaucoup plus simple. L’Ara dominicain n’aurait tout bonnement jamais existé.

En 2012, Julian P. Hume et Michael Walters reconsidèrent l’existence de l’Ara dominicain. Pour eux, il ne fait aucun doute que Clark est dans l’erreur. Atwood a peut-être bien observé un oiseau tel qu’il le décrit mais le terme «ara» («mackaw» en version originale) a été utilisé à tort pour décrire l’Amazone impériale. Celle-ci est en effet plus grosse que le «perroquet commun», si le perroquet commun en question fait référence à l’Amazone de Bouquet, espèce la plus courante et la plus accessible des deux. De plus, pour Hume et Walters, les couleurs citées par Atwood correspondent à celle de l’Amazone impériale, contrairement à ce que disait Clark. La vérité est dans la nuance. Il est vrai que cette grosse amazone, la plus grosse de toutes les espèces d’amazone, n’a pas cette fameuse substance charnue rouge, mais elle a bel et bien des reflets pouvant s’approcher du rouge, notamment au niveau des joues. Elle est même décrite comme ayant une tête cuivrée dans le guide d’identification «Les oiseaux des Antilles». En ce qui concerne les ailes, les plumes principales sont vertes, néanmoins les plumes secondaires sont bien rouges et lorsqu’elle est en vol, celles-ci sont particulièrement visibles. Atwood a-t-il été subjugué par ces plumes rouges au point d’en oublier les autres et de les qualifier de plumes principales ? S’il n’avait observé cet oiseau qu’en vol, la question se poserait, mais ça ne colle pas à la partie relative à sa valeur nutritive, ou alors il n’a fait que le déguster sans jamais assister à la phase de préparation. Une fois l’oiseau posé, les plumes rouges de l’Amazone impériale sont à peine visibles, il est difficile de les nommer comme étant les plumes principales. Atwood n’était peut-être pas au fait de l’actualité ornithologique, peu d’éléments biographiques à son sujet nous sont parvenus mais nous savons qu’il occupait un poste de juge en Dominique puis aux Bahamas. Quant à la queue, si elle est bien verte dessous, il n’en est pas tout à fait de même pour le dessus qui arbore des reflets paraissant rougeâtre. En ce qui concerne les traits de comportements, rien ne laisse supposer qu’il s’agisse d’une amazone ou d’un ara. En conclusion, pour Hume et Walters, Clark a été induit en erreur par le terme «mackaw» et Atwood a décrit une Amazone impériale. 

Chacun est libre de se faire son propre avis, d’autant que les éléments à prendre en compte sont peu nombreux et certainement tous connus. On peut faire confiance à Atwood et à sa description, comme l’a fait Clark, ou on peut se ranger du coté de Hume et Walters pour qui l’Ara dominicain n’a jamais existé. On peut trouver étrange qu’aucun autre texte ne soit arrivé jusqu’à nous, mais la Dominique a connu une situation politique compliquée et instable durant laquelle la description des oiseaux locaux n’était certainement pas une priorité. D’abord peuplée par les indiens Arawaks puis par les Kalinagos, elle a été colonisée par les espagnols, puis passée sous souveraineté française avant de devenir britannique, tout en passant par des périodes de zone neutre. L’ouvrage d’Atwood «The History of the Island of Dominica» figure non seulement comme comportant la première (et unique) description de l’Ara dominicain mais également comme étant le premier récit complet sur la Dominique, que cela soit d’un point de vue historique comme d’un point de vue général.

Cependant, il est intéressant de s’attarder sur quelques détails supplémentaires. Le premier concerne Jean-Baptiste Du Tertre, premier à décrire les perroquets guadeloupéens et qui écrit : «Les oiseaux sont si dissemblables, selon les terres où ils repaissent, qu’il n’y a pas une île qui n’ait ses perroquets, ses aras & ses perriques dissemblables en grandeur de corps, en ton de voix & en diversité de plumages». En d’autres termes, chaque île aurait eu ses propres amazones, aras et conures, différents en taille et en couleur. En sachant qu’il a notamment visité la Martinique et la Dominique, la question relative à un ara endémique à cette dernière peut légitimement se poser. D’autant que si on en croit les descriptions des Ara de Guadeloupe, dominicain et de Martinique, nous aurions affaire à trois oiseaux bien différents en apparence.

Deuxième détail sur lequel il pourrait-être pertinent de s’attarder : «Des animaux disparus de la Martinique et de la Guadeloupe depuis notre établissement dans ces îles». Dans cet extrait des comptes rendus de l’Académie des sciences de 1866, Jean Louis Geneviève Guyon établit une liste d’animaux ayant vécu par le passé aux Antilles françaises. Dans un passage dédié aux perroquets, il dit «il ressort de ce que nous apprend le P. Labat sur le même sujet que, non-seulement la Martinique et la Guadeloupe, mais encore la Dominique et d’autres îles encore de l’archipel des Antilles, avaient, chacune en particulier, son Ara, son Perroquet et sa Perruche». Il appuie ces dires sur la citation de Labat, issue du Nouveau voyage aux isles de l’Amérique, publié en 1722, «On trouve ces trois espèces dans chacune de nos îles, et il est aisé de voir, à leur plumage, de quelles îles ils sont. Ceux de la Guadeloupe sont plus gros que les autres, et les Perriques sont les plus petits.» Si la Dominique n’est pas citée implicitement dans cette dernière citation, elle peut être inclues dans l’expression «chacune de nos îles» car étant sous souveraineté française entre 1625 et 1763. De plus, Labat reprend l’idée évoquée par Du Tertre selon laquelle chaque île aurait eu des perroquets (aras, amazones et perriques) de couleurs différentes.

L’existence de l’Ara dominicain ne peut pas être prouvée à l’heure actuelle. Un seul témoignage écrit et aucun fossile, c’est peu pour se faire une idée réaliste. Néanmoins jusqu’en 2013 et la sixième version de la liste des oiseaux du monde éditée par Birdlife, l’Ara dominicain était considéré comme éteint et donc, par conséquent, comme ayant existé. Ce n’est que très récemment, lors de la mise à jour de cette même liste en 2014 que l’Ara dominicain a été reconsidéré comme hypothétique subissant le même sort et simultanément que quatre autres espèces d’aras antillais : l’Ara rouge jamaïcain (Ara gossei), l’Ara tricolore (Ara tricolor), l’Ara de Guadeloupe (Ara guadeloupensis) et l’Ara de Jamaïque (Ara eurythrocephala). Depuis, l’Ara dominicain ne figure dans aucune liste des principales autorités taxinomiques.  

2 réflexions sur “L’Ara dominicain a-t-il vraiment existé ?

  1. voilà un récit très intéressant et qui donne envie de jouer au détective! merci une fois encore pour tes recherches, Jérôme!
    le dessin qui illustre ce qu’aurait pu être le Ara dominicain est-il de toi? en tout cas, c’est un bien beau dessin 🙂

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