Les perroquets de Guadeloupe : de la disparition à l’oubli. (2/4)

1ère partie

L’Ara violet (Anodorhynchus purpurascens)

Après la classification compliquée de l’amazone, voilà qu’un mystérieux ara vient se présenter. L’histoire du Ara violet est atypique, à l’image de celle de tous les perroquets de Guadeloupe – pleine de rebondissements – et corrobore parfaitement l’idée selon laquelle l’erreur est humaine.

En 1907, le banquier et zoologiste britannique Walter Rothschild réunit en un seul ouvrage plus d’une soixantaine d’espèces ayant un point commun : elles ont toutes disparu ! On y retrouve des oiseaux divers venus de tous les horizons tels que ceux cités précédemment (Grand pingouin, Dronte de Maurice, Moa et Amazone de Guadeloupe) mais également des espèces comme l’Etourneau de Bourbon et le Perroquet mascarin, tous deux d’origine réunionnaise, ou encore l’Eider du Labrador et l’Emeu noir. La description initiale d’Anodorhynchus purpurascens par Rothschild date de deux ans auparavant, mais c’est dans cet ouvrage, Extinct birds, que celui-ci nous fournit toutes les clés de son raisonnement.

Les illustrations sont magnifiques et sont l’œuvre d’artistes réputés. Mais aussi belles soient-elles, quelques erreurs sont venues s’y glisser, certaines révélatrices des connaissances de l’époque, tandis que d’autres sont le fruit de la retranscription sous forme de dessins, de textes anciens pas toujours très complets. Outre la coloration anormalement jaune des ailes de l’Amazone de Guadeloupe, les deux espèces de moas illustrées le sont avec un cou dressé à la verticale alors que nous savons aujourd’hui qu’il était plutôt courbé vers l’avant, une position bien plus pratique pour évoluer dans un milieu forestier. Quant à l’énigmatique Dronte de Rodrigues (Didus solitarius), il fait lui l’objet de deux représentations modernes fort différentes, ainsi que de quatre anciennes tout aussi divergentes. Ces quelques approximations nous éclairent quant à la relative fiabilité des textes et dessins originaux, tous n’ayant pas vocation à la description scientifique du fait de l’époque avancée de leur réalisation ou du fait que certains sont tout simplement issus de récits de voyage.

Les descriptions varient de plusieurs pages pour les espèces les plus documentées à quelques lignes pour les oiseaux les moins connus. Notre ara fait partie de cette deuxième catégorie. Nous le trouvons à la page 55, en face du Ara de Guadeloupe (Ara guadaloupensis) et de la description du Ara erythrura, une autre espèce hypothétique. Voici ce qui, traduit, y est retranscrit :

« Anodorhynchus purpurascens Rothsch. (plate 13)                                     

Le gros Perroquet de la Guadaloupe Don de Navarette, Rel. Quat. voy. Christ, p. 425 pl. II (1838).

Anodorhynchus purpurascens Rothsch. Bull. B.O.C. XVI, p. 13 (1905); Proc. IV Orn. Congr., p. 202 (1907).

La description originale de cet oiseau dit qu’il était entièrement violet foncé. Nom indigène : Oné couli. Aucun spécimen existant. J’ai placé cette espèce dans le genre Anodorhynchus en raison de sa couleur uniformément bleuâtre.

Habitat: Guadeloupe. »

La représentation de John Gerrard Keulemans, peintre et illustrateur néerlandais, montre un grand perroquet sombre, au bec imposant et gris dont la base est jaune. Son œil est jaune également entouré d’un cercle orbital rouge. Une illustration plus moderne le représente sous les traits suivants :

Numériser

Classification actuelle

Les aras sont de grands perroquets vivement colorés, dotés d’un bec puissant et d’une longue queue pointue, originaire d’Amérique tropicale. Le genre Anodorhynchus regroupe trois espèces d’aras, remarquables pour différentes raisons. L’Ara hyacinthe (Anodorhynchus hyacinthinus) est le plus grand psittacidé du monde avec une longueur totale atteignant un mètre. L’Ara de Lear ne survit dans la nature que par quelques populations relictuelles cumulant un effectif flirtant difficilement avec le millier d’individus. La troisième espèce est l’Ara glauque (Anodorhynchus glaucus), considéré encore de nos jours comme en danger critique d’extinction, le dernier individu connu s’est pourtant éteint en 1938 au zoo de Buenos Aires. Quelques observations non vérifiables entretiennent néanmoins le doute.

Selon Rothschild, l’Ara violet constituerait le quatrième membre de ce genre particulier.

 

Des références introuvables

A l’instar de la classification de l’amazone, ce perroquet va faire couler beaucoup d’encre. Pendant des années, les hypothèses et suppositions vont se multiplier, mais toutefois aucune certitude ne ressort quant à l’existence de cet oiseau. En effet, en nous basant sur les premières descriptions faites des espèces guadeloupéennes, nous pouvons constater qu’aucune mention au Ara violet n’est faite. Ni Du Tertre, pourtant premier à donner des informations quant au physique et comportements des psittacidés de cette île, ni Labat n’en font référence. Les gravures réalisées par ce dernier présentent l’Amazone (perroquet), la Conure (perique) et l’Ara de Guadeloupe, mais là non plus, pas la moindre trace d’un ara violet.

Numériser 6Les psittacidés de Guadeloupe par Labat (1724)

Malgré les indices laissés par Rothschild sur ces sources bibliographiques, il demeure difficile de faire un réel rapprochement avec l’Ara violet. Ainsi en 1967, James Greenway suggère que Rothschild s’est reposé sur une description de l’Amazone de Guadeloupe ou d’un Ara de Lear (Anodorhyncus leari) importé. En 2000, l’écrivain anglais Errol Fuller a émis l’hypothèse que l’Ara violet pouvait être en réalité un Ara Hyacinthe (Anodorhyncus hyacinthinus). Williams et Steadman en 2001, puis Wiley et Kirwan en 2003 se cassent également les dents sur le casse-tête des références.

Enfin en 2015, Arnaud Lenoble trouve le fin mot de l’histoire. En passant au crible des sources historiques françaises et espagnoles, il parvient à effectuer un rapprochement avec les références citées par Rothschild.

 

Le fin mot de l’histoire

Rappelons que la référence citée dans Extinct birds et servant de base à toute l’investigation est :

« Le gros Perroquet de la Guadaloupe Don de Navarrete, Rel. Quat. voy. Christ, p. 425 pl. II (1838). »

Rothschild se serait basé sur un livre de l’historien espagnol Martín Fernández de Navarrete publié en français sous le titre Relations des quatre voyages entrepris par Christophe Colomb pour la découverte du nouveau monde de 1492 à 1504, mais de nombreuses anomalies perturbent le rapprochement.

Tout d’abord, il y a erreur sur l’année de publication : 1828 et non 1838. Ensuite, Rothschild mentionne « pl.II », le problème étant que l’ouvrage ne contient pas de planche. Lenoble suppose que cette annotation se réfère au deuxième des trois volumes de l’édition française, ce qu’il trouve logique puisque c’est dans ce même volume que l’on trouve pour la première fois la trace de Diego Alvarez Chanca, membre du deuxième voyage de Christophe Colomb, et de sa lettre reproduite de la page 402 à la page 453. Cette lettre révèle un intérêt particulier puisqu’elle est le seul témoignage de première main restant de la découverte des Petites Antilles, le journal de bord de Christophe Colomb ayant été perdu. L’étau se resserre et on semble sur la bonne voie, mais la page 425 citée par Rothschild ne contient aucune référence à un quelconque perroquet…

La seule mention de perroquet, dans cette lettre, figure à la page 409, à la suite de la visite d’un groupe d’Espagnols dans un village des Antilles: « Le capitaine. . . y prit deux perroquets très grands et bien différents de ceux qui avaient déjà vu jusqu’alors ». C’est bien maigre et ne permet en aucun cas de caractériser une espèce. D’autant qu’aucun mot sur les couleurs, ni sur le terme Onécouli cité par Rothschild n’apparaissent dans le livre de Navarrete.

D’autres auteurs font référence à des perroquets guadeloupéens lors des voyages de Christophe Colomb, c’est notamment le cas de Ferdinand Columbus : « Ils ont trouvé … des perroquets au plumage mêlé de vert, de blanc, de bleu, de rouge, et gros comme des coqs ordinaires »

Pietro Martyr d’Anghera raconte lui, que : « Les Espagnols ont pris en Guadaloupe sept perroquets plus grands que des faisans, et totalement différents de tout autre perroquet coloré. Toute la poitrine et le dos sont couverts par des plumes violettes, et de leurs épaules tombent de longues plumes de la même couleur, (…). Les autres plumes sont de diverses couleurs, – verte, bleuâtre, violette ou jaune. » (traduction personnelle), cette mention a été également notée dans le travail de James W. Wiley et Guy M. Kirwan.

Lenoble poursuit son investigation et trouve diverses références à des grands perroquets en Guadeloupe lors de l’arrivée des Espagnols, ce qui confirme les dires de Diego Chanca dans le livre de Navarrete. Toutes ces mentions font état d’oiseaux très colorés à dominante rouge et rejoignent la description que Clark a réalisée du Ara de Guadeloupe (1905), ainsi que celle de Du Tertre de 1667. Rien ne prouve donc encore l’existence du Ara violet et l’origine du terme Onécouli demeure encore un mystère.

C’est dans les sources historiques françaises que Lenoble trouvera la solution au problème. Plus particulièrement grâce aux écrits du Père Raymond Breton qui se trouvait en Guadeloupe entre 1635 et 1654 et qui est l’auteur notamment du premier dictionnaire français-caribe et caribe-français (1665). On trouve dans ses documents une description des différentes espèces de perroquets présents en Guadeloupe : « Les perroquets sont gros icy. Ils sont de quantité de cou­leur, vert, rouges, bleus, violet, tout meslé et sont forts différents de ceux de la Martinique, de Terre ferme ou de ceux de Sainct-Vincent qui sont aussi différents les uns des autres . . . . Les Arras sont plus gros que les per­roquets, d’un fort beau plumage de couleur rouge mê­lée dans la queue et les ailes de violet . . . . Les perriques sont de même figure que les perroquets . . . mais sont plus petites et toutes vertes. »

Dans son dictionnaire, Breton donne le terme caribe correspondant à chaque espèce de perroquet, permettant ainsi de faire une différenciation. Il est à noter qu’un terme très proche de Onécouli utilisé par Rothschild dans sa description du Ara violet est défini : Onicoali.

« Allalarou: gros perroquet de terre et de mer qui a les écailles brunes, rouges et vertes sur la tête et la queue. Couléhuec, jeune, celui-ci passe pour genre et se dit de toutes les autres espèces. Les plus communs qu’on amène en France de la terre ferme et qui parlent le mieux, sont appelés Coúlao. Onicoali, est celui de la Guadeloupe différent des autres en ce qui est est plus gros, violet et a les ailes bordées de rouge. L’ara des Iles, se nomme Kínoulou, f. Caarou. Coyáli, c’est celui de terre ferme qui est plus rouge et mieux troussé que celui des Iles. Erére, c’est une autre espèce plus petite, on l’appelle: Perrique. »

En d’autres termes :

Allalarou : gros perroquet que l’on trouve sur le continent et les îles. Il s’agit très probablement d’un nom désignant les amazones en général.

Couléhuec : jeune, ce terme s’applique à tous les perroquets.

Coúlao : bon parleur, le plus commun des perroquets importés en France depuis le continent.

– Onicoali : perroquet de Guadeloupe différent des autres par sa taille plus grande, sa couleur violette et ses ailes bordées de rouge.

Kínoulou : Ara des îles.

– Caarou : Femelle du ara des îles

– Coyáli : Ara du continent

– Erére : Perrique

 

Grâce à ces deux textes, Lenoble constate d’une part, que le terme perroquet n’est utilisé que pour désigner une espèce inférieure en taille à celle des aras, d’autant que, rappelons-le, les premières références répertoriées de l’Amazone de Guadeloupe ne la mentionnaient pas encore sous le nom d’amazone, mais bien sous le nom de perroquet, et d’autre part que la description faite de l’Onicoali correspond à peu de chose près à celle de l’Amazone de Guadeloupe. Rappelons ce que Du Tertre disait d’elle : « toutes les plumes de la tête, du cou et du ventre sont de couleur violette, un peu mêlée de vert et de noir, et changeantes comme la gorge d’un pigeon ; tout le dessus du dos est d’un vert fort brun ». La couleur violette est présente dans les deux descriptions, et le dos « d’un vert fort brun » peut très bien se rapprocher du « violet foncé » de Rothschild selon la luminosité. Avec ces deux éléments importants, Lenoble peut en conclure que l’Onicoali n’est autre que l’Amazone de Guadeloupe et suggère du fait de l’écriture légèrement différente du terme défini, que Rothschild n’a pas consulté le texte du Père Breton directement mais une source secondaire qui lui faisait référence. Ainsi Allalarou se rapporterait aux amazones en général, tandis qu’Onicoali désignerait plus spécifiquement l’Amazone de Guadeloupe.

Pour en avoir le cœur net et vérifier son hypothèse, Lenoble se lance à la recherche de ce texte intermédiaire. Le Dr M. Guyon apparaît comme le client idéal, naturaliste français dont une note sur la Guadeloupe et la Martinique a été publiée dans les rapports de l’Académie française des sciences. Dans une note de bas de page, il cite clairement le Père Breton comme source du terme caribe utilisé.

« Des Aras, des Perroquets et des Perruches (2). – La première mention faite de ces sortes d’Oiseaux pour le nouveau monde se rattache précisément au Perroquet de la Guadeloupe, et nous la devons au fils de Christophe Colomb, Fernand, qui dit, parlant de son père débarqué à la Guadeloupe «Il entra dans des maisons où il trouva les choses qu’ont les Indiens », car ils n’avaient rien emporté; il y prit deux Perroquets, très-grands et «bien différents de ceux qu’il avait vus jusqu’alors »(Don Navarrete, op. cit., t. II, p. 409). »

Avec la note de bas de page suivante : « (2) Les Caraïbes appelaient Alallarou le gros Perroquet, l’Ara sans doute; Ceceron, le Perroquet de moyenne grosseur, ou le Perroquet proprement dit, et Hererè, la Perruche. Le gros Perroquet de la Guadeloupe (l’Ara?), qu’ils désignaient sous le nom d’Onécouli, était violet. »

Ce dernier texte met en lumière l’erreur de Rothschild, ce qui n’était qu’une supposition dans l’écrit de Guyon « (l’Ara?) » se transforme en espèce à part entière dans Extinct Bird, et le terme Onicoali, désignant l’Amazone de Guadeloupe, apparaît lui, déjà mal orthographié : «Onécouli ». Plus aucun doute n’est possible et en recoupant les différentes sources historiques, Lenoble conclut que l’Ara violet n’est autre que l’Amazone de Guadeloupe. Rothschild n’a vraisemblablement pas eu sous les yeux la source originale et a donné vie, pendant un siècle environ, à une espèce qui n’a manifestement jamais existé.

 

En bref

Grâce au travail considérable d’Arnaud Lenoble, il apparaît désormais clair que l’Ara violet n’a jamais existé. Cet oiseau qui s’annonçait magnifique restera un oiseau légendaire, et son histoire s’achève ici, alors qu’elle n’a réellement jamais commencé. Outre les preuves de la non-existence de cet ara, l’étude de Lenoble permet également de rajouter des pierres à l’édifice de l’existence d’une autre espèce de grand perroquet en Guadeloupe : un ara rouge qui lui pourrait bien avoir survolé les forêts pluvieuses de Basse-Terre.

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