La ballade du serpent et de l’oiseau aptère

Derrière ce titre se dissimulerait presque un chapitre de « Hunger games », au détail près que la vie sauvage est tout sauf un jeu. Les règles sont simples, cruelles, connues mais pas forcément acceptées de tous. Comment pourraient-elles l’être ? La nature n’est pas un jeu, la nature est une jungle. Manger et ne pas être mangé. Des serpents ne rechignent pas à l’envie d’un repas à plumes, tandis que certains oiseaux se délectent d’ophidiens sans le moindre remords. C’est dans l’ordre des choses. Aussi précaire qu’il puisse paraître, un équilibre existe. C’est lorsque la notice subit une modification que le rapport de force devient instable, et bien souvent qui dit « modification », dit « origine anthropique ». En effet rares sont les arrivées naturelles d’espèces dites invasives, les bouleversements à grande échelle, ceux qui ont causé la disparition d’autres espèces, ont la majeure partie du temps été engendré par l’intervention volontaire ou non de l’être humain.

Lorsqu’une introduction d’éléments allochtones a lieu, les premières victimes sont bien souvent les mêmes, et à plus forte raison si cet événement se déroule en milieu insulaire. Il s’agit d’espèces qui n’ont aucun moyen de défense ou de fuite face au nouvel envahisseur. En ce qui concerne les oiseaux, un phénomène d’évolution joue un bien vilain tour à certains d’entre eux. En effet, en l’absence de prédateurs, quelques espèces, pour la plupart vivant sur des îles isolées, ont perdu l’aptitude au vol. C’était le cas du tristement célèbre Dronte de Maurice (Raphus cucculatus), mieux connu sous le nom de Dodo qui porte encore à ce jour l’étendard des espèces disparues prématurément par la faute de l’Homme. C’est également le cas de nombreux râles vivant sur des îles isolées.

La plupart des râles sont de petits oiseaux nichant au sol, vivant principalement dans des milieux humides, dotés de fortes pattes et d’un bec relativement long pour leur taille. L’envol impossible et la nichée à terre constituent deux facteurs aggravant en cas de présence potentielle d’une menace extérieure. Les jeunes tout comme les œufs sont alors des mets de premier choix, quant aux adultes, l’espoir et la possibilité de se dissimuler sur une branche basse ne sont pas des qualités suffisantes pour échapper aux mâchoires de leurs prédateurs. Ainsi certaines populations ne se remettront pas de l’arrivée de chats, de chiens ou encore de rats, tous arrivés par le biais volontaire ou non de l’être humain. Pire, ces évènements ayant lieu dans des milieux isolés, ce sont des espèces entières qui disparaissent lorsque le phénomène évolutif d’endémisme a fait son œuvre.

Quelques histoires de râle

En 1656, un navigateur anglais répondant au nom de Peter Mundy pose le pied sur l’île de l’Ascension, confettis posé sur l’Atlantique sud de 11,5 km sur 13,5 km situé à plus de 1500 km du continent le plus proche, et y dessine grossièrement l’oiseau qu’il y observe. Il y rajoute cette description « Une étrange sorte d’oiseau, beaucoup plus gros que nos étourneaux, de couleur grise ou tachetée, les plumes blanches et noires mêlées, les yeux rouges comme des rubis, des ailes très rudimentaires ». Cet oiseau est inconnu de la science, ne figure dans aucun autre texte d’époque et ne vit plus sur l’île en question. En réalité, il s’agit du seul témoignage concernant cette espèce et Mundy est le seul à avoir vu cet oiseau et à lui avoir donner un semblant d’immortalité. Trouver une place à cet animal dans l’Histoire s’avère chose compliquée. Mais en 1973, Storrs Olson, ornithologue américain, retrouve les os subfossiles de cet oiseau dans des dépôts volcaniques et peut enfin lui donner un nom : Râle d’Ascension (Mundia elpenor). Son genre rend hommage à son descripteur : Mundia en l’honneur de Peter Mundy. Le Râle d’Ascension fait partie des espèces ayant perdu l’aptitude au vol au cours de l’évolution du fait de l’absence de prédateur, et c’est ce qui a causé sa perte. L’introduction de rats au XVIIIe siècle a certainement fragilisé sa population, et si ce ne sont pas les rats, les chats arrivés en 1815 ont probablement terminé le travail.

A gauche : le Rale d’Ascension tel que dessiné par Peter mundy. A droite : une représentation plus moderne.

Les chats, les rats… mais aussi les chiens… et plus surprenant encore les serpents. Sur l’île de Guam, à cheval entre Mer des Philippines et Océan Pacifique, c’est le Boiga irregularis ou serpent brun arboricole qui sème la terreur. Importé malencontreusement par avion après la seconde guerre mondiale, il ne trouve pas de prédateurs mais beaucoup de proies potentielles. Il prolifère jusqu’à atteindre le nombre impressionnant de deux millions d’individus en 2013. Bien sûr une telle adaptabilité n’est pas sans conséquence et ce sont les espèces endémiques qui en souffrent. L’article « Invasive species preventions for oceanic islands » de Lloyd Loope et David A.Helweg nous apprend que ce serpent serait responsable de la disparition de onze espèces d’oiseaux indigènes. Notons qu’il faut également rajouter l’extinction de deux des trois espèces de chauve-souris endémiques de l’île ainsi qu’une demi-douzaine d’espèces de lézards. Le Râle de Guam (Gallirallus owstoni), incapable de voler lui aussi, n’est pas passé loin de l’extinction.

Disparu à l’état sauvage en 1985, le Râle de Guam ne survivait que par l’intermédiaire d’individus captifs sur l’île éponyme, sur l’île Rota, voisine de Guam mais également aux Etats-Unis. Grâce à un programme d’élevage, l’espèce survit désormais sur l’île des Cocos, à 2,5 km de l’île de Guam, où elle a été introduite. L’île des Cocos n’était pas le premier choix et une réintroduction sur l’île d’origine de l’oiseau a été tentée, malheureusement conclue par un échec du fait de la présence de ces fameux serpents et de chats harets. La survie du Râle de Guam est toujours précaire mais l’espèce peut se targuer d’être la seconde à voir ses effectifs se rétablir après avoir été déclarée éteinte dans la nature après le Condor de Californie (Gymnogyps californianus) qui était (et l’est toujours d’ailleurs) victime d’empoisonnement au plomb.

Ces deux exemples nous montrent l’étendue des dégâts que peut provoquer l’introduction non maîtrisée et la prolifération accidentelle d’espèces étrangères au milieu en question. Mais il existe des cas pour lesquels l’introduction est volontaire. Il s’agit là de lutter contre un prédateur, un nuisible voire même une autre espèce introduite. Ici aussi les cas ne manquent pas, mais puisque nous sommes dans les râles nous allons y rester. 

Okinawa, un archipel subtropical à l’extrémité sud du Japon. En 1910, pour lutter contre la prolifération des rats dans les plantations de canne à sucre et contrôler la population du Habu d’Okinawa (Protobothrops flavoviridis), un serpent endémique de la famille des vipéridés, on décide d’importer des Petites mangoustes indiennes (Urva auropunctata). Fausse bonne idée. Si les mangoustes se nourrissent bien des rats, elles ne se limitent pas à ce rongeur et délaissent même les serpents car ils ont des mœurs nocturnes. Ainsi figurent à son régime alimentaire divers oiseaux, amphibiens, arthropodes, un repas bien varié en somme qui ne serait peut-être pas si problématique si la population de l’herpestidé n’avait pas explosé. Il se trouve également que vit dans les forêts du nord de l’île principale un râle : le Râle d’Okinawa (Gallirallus okinawae). Ce qui devait arriver arriva et les effectifs de râles baissèrent cruellement. En 1986, 1800 râles évoluaient encore à l’état sauvage, là où on en compte plus que 700 en 2005. Heureusement, du fait de sa découverte tardive (l’espèce fut décrite pour la première fois en 1981), l’oiseau bénéficie d’un suivi complet et un programme d’élevage a pu être mis en place. Dans le même temps, une campagne d’éradication de la mangouste est lancée. Ces opérations semblent porter leurs fruits puisque la population de Râle d’Okinawa compte désormais 1500 individus.

Un oiseau victime de l’introduction d’espèce allochtone, le Râle d’Okinawa (Gallirallus okinawae).

Envahisseurs contre envahisseurs

Si sur l’île japonaise, la menace semble plus ou moins maîtrisée, ce n’est pas le cas partout. L’Homme n’apprend pas toujours de ses erreurs. La preuve en est que l’introduction de la mangouste à Okinawa, n’était pas un coup d’essai et on ne peut pas clairement affirmer que les précédents furent de franches réussites. Nous sommes à la fin du XIXème siècle en Guadeloupe. Des rats, importés par l’Homme quelques siècles auparavant, causent d’énormes ravages dans les champs de canne à sucre, les pertes économiques qui en découlent sont importantes. Il faut trouver une solution pour enrayer ce fléau. Même cause, même conséquence, à la différence qu’aucun râle endémique n’est présent sur l’Île aux belles eaux.

Introduite en Jamaïque pour la même raison en 1872, la mangouste se révéla être particulièrement efficace et moins de deux ans plus tard, elle a pratiquement éliminé toute la population de rats des champs de canne. Surfant sur ces résultats, nombre d’îles des Antilles (Cuba, Hispaniola, Porto-Rico,…) décident d’introduire l’herpestidé, avec des fortunes diverses. L’opération est un succès en Jamaïque ainsi qu’en Martinique où elle fut introduite pour lutter contre la Vipère fer-de-lance, serpent dont le venin extrêmement puissant faisait des victimes parmi la population. En Guadeloupe, cette introduction a eu lieu en 1888 et s’est révélée être un échec sur le long terme. Non seulement, l’impact sur les populations de rats est relativement minime mais la mangouste s’est attaquée à d’autres espèces.

C’est ici qu’entre en scène la petite chouette appelée Chevêche des terriers (Athene cunicularia). Une espèce bien connue et répartie sur tout le continent américain. Vingt-deux sous-espèces sont recensées sur cette aire de répartition, dont plusieurs sont propres à des îles de l’arc antillais. La Guadeloupe ne fait pas exception et compte dans son avifaune une population endémique (Athene cunicularia guadeloupensis). Cette chouette a la particularité de creuser des terriers pour se reproduire. Si le développement des cultures détruisit progressivement ces nids creusés dans le sol, c’est bel et bien l’introduction de la Petite mangouste indienne qui porta le coup fatal à cette sous-espèce, proie facile pour un prédateur de cette trempe. La facilité pour le mammifère d’accéder à cette manne est déconcertante. Adultes, jeunes, œufs, tous seront les victimes de ce tueur en série et figureront à son menu. La population de cette petite chouette ne s’en relèvera pas.

Mais la Chevêche des terriers de Guadeloupe n’est pas la seule à s’inscrire au tableau de chasse de la mangouste. On dénombre alors la disparition de la sous-espèce locale du Troglodyte familier (Troglodytes aedon guadelupensis) et de la population guadeloupéenne du Pétrel diablotin (Pteroderma hasitata), un oiseau pélagique nichant entre autre dans des tunnels de terre. La mangouste est aussi fortement soupçonnée d’être à l’origine de la disparition de l’Améive de Guadeloupe (Ameiva cineracea), un lézard présent uniquement sur les îles de cet archipel. Lorsqu’elle n’extermine pas, et pour compléter cette macabre énumération, elle est un facteur de raréfaction de nombreuses espèces insulaires comportant serpents, lézards et oiseaux… car malgré les efforts enregistrés, la Petite mangouste indienne vit toujours en Guadeloupe et cause toujours autant de problèmes.

Cette introduction volontaire de la mangouste n’a donc pas été une franche réussite pourtant M. Zévallos qui plaidait en la faveur de cette action avait prodigué quelques conseils qu’il aurait été judicieux de suivre : « Il serait peut-être sage de faire venir tout d’abord que des mangoustes non susceptibles de reproduction, afin de n’avoir pas à craindre la propagation de l’espèce. Plus tard, il ne faut pas que l’on ait à regretter d’avoir introduit un nouvel animal nuisible…».

13 réflexions sur “La ballade du serpent et de l’oiseau aptère

  1. Comme l’a dit si bien le regretté ornithologue Jean Dorst :

    « L’homme a assez de raisons objectives pour s’attacher à la sauvegarde du monde sauvage. Mais la nature ne sera en définitive sauvée que par notre cœur. Elle ne sera préservée que si l’homme lui manifeste un peu d’amour. »

    Malheureusement, il reste encore tant de chemin à parcourir pour éponger la dette, si tant est que ce soit encore envisageable. Possible ou non, notre devoir est au moins d’essayer d’y parvenir même si la tâche s’avère colossale et les probabilités d’aboutir minimes…

    Sur une note plus légère, s’il te plait Jérôme, promets-moi de ne pas prendre mon pli, un article tous les 3ans, c’est ma triste marque de fabrique, il ne faut en aucun cas que ça devienne la tienne ! :))

    Au plaisir de te lire,

    Amitiés

    Seb

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  2. Ping: Le Huia dimorphe, seul contre tous | De bec et de plumes

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